THEORIE ET EXPERIENCE
I. INTRODUCTION
A la différence des animaux ordinaires, l’homme est cet être qui ne se contente pas de vivre passivement a cotes des choses. Il est absorbé par le désir de les comprendre, tantôt par la théorie, tantôt par l’expérience. Toutes les tentatives d’exploration du réel gravitent autour de ces deux (02) procédés. Quelles relations théorie et expérience entretiennent-elles ? Cette question est l’enjeu de ce cours. Pour répondre à cette question, il est bien entendu nécessaire de posséder une définition adéquate des termes mis en jeu.
De façon générale, la théorie est l’ensemble de propositions visant à expliquer quelque chose. La théorie tient lieu d’hypothèse tant que ses propositions ne sont pas démontrées. Dans le domaine scientifique, une théorie est une proposition d’explication rendant intelligible des phénomènes naturels par la loi et des concepts ; c’est le cas de l’héliocentrisme, de la théorie de la gravitation [découverte par NEWTON (1642-1727)], ou la relativité [découverte par Albert EINSTEIN (1879-1955)].
Quand a l’expérience, elle renvoie en général à la mise en relation du sujet avec le réel. Autrement dit, c’est la rencontre du réel par le sujet. Ainsi, parle-t-ton d’expérience ponctuelle qui est l’expérience immédiate (éprouver ou sentir quelque chose) cette expérience habituelle qui est l’expérience acquise (avoir de l’expérience). Dans le domaine scientifique l’expérience est une observation provoquées pour tester une hypothèse. On parle là d’expérimentation qui est une observation construite ou méthodique.
Après cette brève clarification conceptuelle, nous sommes en droit de nous demander si ces deux (02) stratégies s’excluent ou se complètent dans l’activité scientifique. Dans la connaissance des phénomènes, quelle sont les conditions d’établissement et les limites de la théorie scientifique ? Enfin le progrès scientifique implique-t-il le progrès de l’humanité ?
II. NATURE DE LA CONNAISSANCE SCIENTIFIQUE
A. La science comme connaissance objective
La perception immédiate du monde est subjective, c’est à dire variable entre sujet percevant. En effet les points de vue et les croyances sont aussi divers que contradictoires. Comme le souligne Blaise PASCAL (1632-1662), « Vérité en deca des Pyrénées, erreur au-delà ».
Quant à la science, elle est un ensemble de connaissances objectives qui obéissent à des lois, découlent de la recherche et sont rationnelles, verifiables, méthodique et universelles. La science est quantitative : elle transforme les qualités en quantités ; par exemple le lourd et le léger en poids. C’est ainsi que la température est devenue un fait scientifique à partir du moment où elle n’est plus simplement sentie sur la peau, mais lue sur le thermomètre.
La science se fixe pour objectif d’aider l’homme a connaitre les lis de la nature, donc son mode de fonctionnement. La connaissance des déterminismes de la nature permet à l’homme de dominer celle-ci. C’est à ce sujet que Francis BACON (1561-1626) fera remarquer : « On ne commande à la nature qu’en lui obéissant ». Aussi l’un des soucis majeurs de la science est-il d’améliorer les conditions de vie de l’humanité. En effet, à l’origine de toutes spéculations scientifique se trouvent généralement des préoccupations pratiques. C’est le cas de l’astronomie qui est d’abord liée aux activités agricoles. C’est pourquoi, selon Auguste COMTE (1798-1856), la science consiste à « Savoir pour prévoir afin de pouvoir » in $\textbf{Cours de philosophie positive.}$ De la sorte, nous dirons que le progrès scientifique implique le progrès de l’humanité, mais précisons qu’il s’agit d’un progrès matériel et non moral ou spirituel.
B. Rapport entre science et technique
Rappelons que la science est un ensemble de connaissances objectives, rationnelles, verifiables, universelles qui découle de la recherche et obéissant a des lois. La technique, de son coté, est un ensemble de procédés inventes et mis en œuvre par l’homme en vue de produire un certain nombre de résultats juges utiles. Parlant du rapport de la science te de la technique, nous dirons que ces deux (02) procédés ont des orientations différentes. La technique est un procédé de résolution des problèmes vitaux. Oswald SPENGLER (1880-1936) voit en elle « La tactique de la vie ». Elle se spécifie par l’invention d’artifices. Tandis que la technique veut réussir, la science cherche a comprendre. La technique est un savoir-faire, la science est un savoir.
Cependant, science et technique entretienne des rapports de plus en plus étroits. La technique tend de plus en plus à être l’application de la science et la science la conception de la technique. Le philosophe français Louis ALTHUSSSER (1918-1990) appelle ainsi la science ‘’La pratique théorique‘’ et la technique ‘’La théorie pratique’’. La science consolide la technique, le savoir le savoir-faire. La technique, pour sa part, enrichit la science, aujourd’hui en vogue, illustre le lien indissociable entre la science et la technique.
III. LES SOURCES DE LA CONNAISSANCE
A. L’empirisme
Le terme ‘’empirisme’’ renvoie directement à son étymologie grecque ‘’empeiria’’ qui signifie expérience. Des lors, on peut définir l’empirisme comme cette théorie qui conçoit l’expérience comme l’unique source de la connaissance. Les empiristes font de la perception sensorielle ou de l’expérience des faits la source ultime du savoir. Pour eux, toute la connaissance humaine dérive de l’expérience car l’esprit humain est un simple phénomène enregistreur, une tabula rasa (table vierge). La notion de couleur a-t-elle un sens pour un aveugle-né ? Les principaux empiristes sont des philosophes anglo-saxons comme David HUME (1711-1776), John Stuart MILL (1806-1873), John LOCKE (1632-1704) et CONDILLAC (1714-1780). Pour ces penseurs, l’expérience constitue la règle d’or dans le cham cognitif. CONDILLAC disait qu’« Il n’y a rien dans l’esprit qui ne fut d’abord dans les sens ». L’empirisme, dans ces conditions, apparait comme une survalorisation des sens, c’est-à-dire une idéologisation ou une absolutisation de ceux-ci.
B. Le rationalisme
A la différence de l’empirisme, le rationalisme est cette attitude de pensée qui prône l’usage de la raison dans l’activité de connaissance. Les rationalistes trouvent que la source de toute connaissance est la raison. Ceci dans la mesure ou le domaine de l’expérience est divers et ondoyant. Ce qui est arrivé n’arrive plus nécessairement. L’expérience seule est donc sans nécessite. En outre, l’expérience peut n’être qu’une illusion. Ainsi, René DESCARTES (1596-1650) à travers son morceau de crie démontre que nos sens nous trompent : « Toutes les choses qui tombaient sous le gout, ou l’odorat ou la vue, ou l’attouchement, ou l’ouïe, se trouvent changées, et cependant la même crie demeure. » in $\textbf{Médiations métaphysiques.}$
C. Vers une conciliation
En fait, l’empirisme et e rationalisme sont chacun illusoire. En effet, l’expérience seule est sans nécessite et la raison seule tourne à vide. De façon concrète empirisme et rationalisme restent deux (02) sources nécessaire et complémentaires de toute connaissance. Comme le dit Emmanuel KANT (1724-1804) : « Des intuitions sans concepts sont aveugles et des concepts sans matières sont vides ».
IV. LE PROCESSUS DE L’EXPERIENCE SCIENTIFIQUE
A. La notion de cause
La cause d’un phénomène n’est rien d’autre que ce qui fait que ce phénomène existe ; c’est ce par quoi ce phénomène arrive où se fait. Elle serait dans ces condition synonyme d’origine, de motif, de raison ou de fondement. On parle par exemple de Dieu comme la cause du monde, la cause d’une maladie ou la cause d’un accident. Evoquant l’importance de la cause dans la connaissance des phénomènes, Francis BACON (1561-1626) dira : « Connaitre vraiment, c’est connaitre par les causes ». Notons que ce concept de cause relève d’une extrême complexité. Ainsi, parle-t-on de causes premières, de causes secondes, de causes lointaines, de causes prochaines, …
Aussi ARISTOTE (384-322 av. J.-C.) distingue quatre (04) types de causes : la cause matérielle (matière ou substance), la cause formelle (la forme de l’objet), la cause efficiente (ensemble des tours de mains appliquées), la cause dernière ou finale (le but ou le résultat). Comme explication causale, la science renonce à la question radicale ‘’pourquoi ‘’ au profit du ‘’comment’’. La réponse à ce ‘’comment’’ engendrera la loi. La loi scientifique est précisément l’expression d’un rapport constant entre deux (02) phénomènes : un antécédent et un conséquent. La loi constate et décrit seulement des rapports nécessaires. Cette notion de loi, appliquée à l’univers, l’homme éprouve de l’embarras. Faut-il considérer les lois du monde comme les décrets d’un créateur, donc Dieu ? Albert EINSTEIN (1879-1955), ayant constaté que « Ce qui est incompréhensible, c’est que le monde est compréhensible », conclut que « Dieu ne joue pas au dé avec le monde ».
B. Déterminisme et hasard
Conformément au principe du déterminisme, rien n’est sans cause et dans les mêmes conditions les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets. Selon le mathématicien et physicien Henri POINCARE (1854-1912), « Tout phénomène, si minime qu’il soit, a une cause ; et un esprit infiniment puissant, infiniment bien informé des lois de la nature aurait pu le prévoir dès le commencement des siècles. Si un pareil esprit existait, on ne pourrait jouer avec lui à aucun jeu de hasard, on perdrait toujours ». Le déterminisme soutient que tous les phénomènes de la nature sont prévisibles. Cependant, face à certains faits de la vie quotidienne, nous parlons de hasard, c’est-à-dire de fait imprévisible. C’est surtout le cas des accidents, des gains à la loterie, pile ou face à la suite d’un jet de pièce de monnaie, … Le hasard est un fait d’ignorance des lois mises en œuvre. Il est l’interférence d’une série de causes. Un phénomène ‘’forfruit’’ n’est pas dépourvu de causes déterminantes. Elles sont précisément trop nombreuses ou trop complexe à prévoir. Comme le dit Baruch SPINOZA (1632-1677) : « Le hasard n’est pas l’absence de nécessite mis l’ignorance de la nécessite ». Le pur hasard, c’est-à-dire l’imprévisible serait ce qui arrive sans cause, la contingence. C’est dire que le hasard n’est pas admis dans la démarche des sciences.
Cependant, on constate que la science la plus moderne cautionne la contingence. Une partie du réel échapperait aux jeux des lois naturelles. L’hypothèse déterministe ne serait plus recevable à l’échelle de la microphysique. En effet, le concept d’indéterminisme apparait dans la microphysique pour traduire la quasi impossibilité de prévoir précisément le comportement des corpuscules ou des ‘’quanta ‘’. Ce sera le point départ de la physique quantique.
V. CAUSE, DETERMINISME ET HASARD
A. L’observation des faits
La science part de l’observation des phénomènes. En observant un phénomène un fait polémique peut frapper notre attention. Par fait polémique, il faut entendre par Gaston BACHELARD (1884-1962), des faits qui contraignent le savant à se poser un problème. IL s’agit d’un fait nouveau qui est en contradiction avec un système de pensée antérieure. C’est pourquoi soutient BACHELARD, « On connait toujours contre une connaissance ». Voici un exemple de fait polémique :
En 1643, des fontaines dans la ville de Florence, chargés de remplir des citernes, se rendent compte qu’au-delà de 10.33m l’eau ne monte pas dans la citerne. Il s’agit là d’un fait polémique car étant contradictoire au paradigme de l’époque : « La nature a horreur du vide ».
Contrairement à l’observation ordinaire qui est passive, l’observation scientifique est toujours armée et dynamique car utilisant des instruments et reposant sur un bagage de connaissance. En ce sens, remarque ALAIN (1868-1951) : « Il faut être bien savant pour saisir un fait ».
B. L’hypothèse
La cause explicative du fait polémique n’est pas évidente. Il faut donc la chercher, l’imaginer, d’où le role de l’hypothèse dans la démarche expérimentale. L’hypothèse est le fondement d’une thèse possible. Pour Claude BERNARD (1813-1878) elle est « une interprétation anticipée et rationnelle des phénomènes de la nature ». L’hypothèse est une tentative d’explication intelligible relevant d’une imagination rationnelle. Elle est le ‘’pourquoi pas’’ qui prépare le ‘’le pourquoi’’. Elle met en évidence le génie créateur et la liberté d’esprit.
C. La vérification expérimentale
Le role de l’hypothèse étant d’expliquer le fait polémique, elle doit être rationnelle et objectivement vérifiable. Le processus de la vérification marque le retour de l’esprit à l’expérience. L’expérimentation sera donc une observation provoquée et préméditée dans le but de vérifier la validité d’une hypothèse. Et l’hypothèse non infirmée (c’est-à-dire celle qui est confirmée) par l’expérimentation sera au fondement de la théorie scientifique.
VI. CONCLUSION
L’activité scientifique est la dialectique entre la théorie et l’expérience qui constituent les deux pôles d’un processus unique. Théorie et expérience sont deux moment de la démarche scientifique. Une théorie n’a de valeur que sa soumission à une expérimentation. Quant à l’expérience, elle est le début ou l’aboutissement d’une théorie. Nous pouvons, par la voie de conséquence, dire qu’il n’existe pas de théorie qui ne soit pas soumise au Protocol expérimental tout comme il n’y a pas d’expérience qui ne soit pas liée à une théorie.
Ajoutons qu’en dépit de sa rigueur et de son objectivité, la science doit toujours évoluer pour s’ajouter au réel. Aucune science n’épuisera la nature des choses. Nulle théorie ne peut prétendre à l’éternité. Selon la théorie de la falsifiabilité de Karl POPPER (1902-1985), une théorie scientifique n’est pas une hypothèse vérifiée mais une hypothèse non falsifiée. La conception de POPPER appuie donc l’idée que les sciences sont des constructions de l’esprit humain et que chacune peut être détrôné par l’autre. Ainsi, la théorie de Newton s’est imposée pendant longtemps non pas parce qu’elle reflétait une vérité absolue mais parce qu’elle fournissait un modèle satisfaisant d’explication des phénomènes. Une vérité scientifique est donc toujours la résolution provisoire d’une crise provisoire, c’est-à-dire d’une contradiction entre les théories anciennes et les faits nouvellement découverts. C’est pourquoi stipule Edmond HUSSERL (1859-1987) : « C’est l’essence de la science d’être hypothèse à l’infini et vérification à l’infini ».